Le mystère de la brandade de morue
La Brandade de Nîmes est bien plus qu’une simple recette ; elle est un symbole culinaire, l’emblème d’une ville (Nîmes) et la quintessence du mariage réussi entre les terroirs de la mer et de la terre. Comment un poisson nordique, la morue salée (cabillaud), pêché au large de Terre-Neuve, a-t-il pu devenir la star incontestée du Languedoc, s’émulsionnant parfaitement avec l’huile d’olive des garrigues environnantes ?
Cet article plonge au cœur de cette énigme gastronomique. Nous explorerons l’histoire fascinante de ce plat et décortiquerons sa recette authentique — celle qui met l’accent sur l’olive plutôt que sur la pomme de terre — pour comprendre le triomphe de ce trésor du patrimoine français.
I. Histoire et légende : De Terre-Neuve à Nîmes
A. La route du sel et le troc de la morue
L’histoire de la brandade commence par un échange commercial astucieux, rendu possible par la célèbre Route du Sel.
Au siècle, les grands navires (les « Terre-neuvas ») qui partaient pêcher le cabillaud dans les mers froides du Nord (notamment au large de Terre-Neuve) avaient besoin d’énormes quantités de sel pour conserver leur prise. Le sel était alors une denrée précieuse, et l’un des principaux ports d’approvisionnement se trouvait à Aigues-Mortes, à quelques encablures de Nîmes, en Camargue.
Pour payer le sel, les pêcheurs pratiquaient le troc : des tonnes de morue salée et séchée étaient échangées contre le sel de la région. Cette morue, très peu chère et se conservant parfaitement sous le climat sec et chaud du Languedoc, est rapidement devenue un aliment de base pour la population locale, notamment pendant le Carême.
B. Le cuisinier Durand et la naissance du « brandado »
La brandade doit son nom au mot provençal « Brandar », qui signifie « remuer » ou « brandir ». Il fait référence au geste vigoureux du cuisinier qui doit, à l’aide d’une cuillère en bois, travailler la morue pilée avec l’huile d’olive et le lait pour obtenir une émulsion lisse et onctueuse.
C’est à Nîmes, au siècle, que la légende situe l’invention de la recette. Une cuisinière locale aurait eu l’idée ingénieuse de piler la chair de morue dessalée dans un mortier de pierre et de la « monter » (l’émulsionner) avec l’huile parfumée des oliviers locaux.
Le plat acquiert ses lettres de noblesse grâce au cuisinier Charles Durand (), qui en fait l’un des plats phares de son restaurant à Nîmes et contribue à sa popularisation. Des personnalités comme le président Adolphe Thiers ou l’écrivain Alphonse Daudet sont devenus des ambassadeurs passionnés de ce « chef d’œuvre du genre humain ».
II. La brandade authentique : L’émulsion morue-olive
L’essence de la Brandade de Nîmes authentique réside dans l’harmonie de deux ingrédients a priori opposés : la morue séchée des mers nordiques et l’huile fruitée des oliveraies méditerranéennes.
A. Les ingrédients clés de l’authentique brandade
Selon la tradition nîmoise la plus pure, la brandade se compose de :
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La morue salée : Il s’agit de l’ingrédient principal, qui doit être rigoureusement dessalé (pendant , en changeant l’eau régulièrement) pour enlever l’excès de sel sans perdre sa texture.
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L’huile d’olive vierge extra : C’est le cœur de l’identité nîmoise. L’huile d’olive des garrigues du Gard apporte la saveur fruitée, l’onctuosité et la couleur légèrement dorée. L’émulsion se fait en incorporant l’huile petit à petit, comme pour une mayonnaise.
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Le lait (ou crème) : Ajouté au mélange, il contribue à l’onctuosité et à la légèreté du plat.
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L’ail, le persil et le citron : Ces aromates, souvent ajoutés à la fin, rehaussent le goût et apportent la touche méditerranéenne indispensable.
Le secret des puristes : L’absence de pomme de terre La Brandade de Nîmes authentique est un plat de poisson (morue, huile d’olive et lait/crème). L’ajout de pommes de terre est une variante plus récente, souvent utilisée pour allonger la préparation, la rendre plus économique et obtenir une texture plus proche du hachis Parmentier. Cependant, les puristes affirment qu’elle masque le goût délicat de la morue et de l’huile d’olive.
B. L’art de « brandir » : Le processus d’émulsion
La réussite de la brandade tient dans le « brandage », l’acte d’émulsionner.
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Dessalage et cuisson : La morue dessalée est pochée dans l’eau ou dans un court-bouillon très léger (parfois avec une feuille de laurier et du thym).
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Émiettage : La chair est ensuite soigneusement émiettée et débarrassée des arêtes et de la peau.
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Le brandage (émulsion) : Dans un récipient (traditionnellement un mortier de pierre) posé sur feu doux, la chair de morue tiède est travaillée vigoureusement. L’huile d’olive, préalablement chauffée, et le lait tiède sont ajoutés en filet, très lentement, tout en remuant sans cesse. C’est le mouvement constant qui permet de lier la morue aux matières grasses et d’obtenir cette fameuse texture crémeuse et aérienne, caractéristique de la Brandade de Nîmes.
III. Comment déguster la Brandade de Nîmes
La brandade offre une polyvalence de dégustation, s’adaptant à toutes les occasions, de l’apéritif au plat principal.
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En tartine (apéritif) : La façon la plus simple et la plus courante. Servie froide ou tiède sur des croûtons aillés ou des toasts de pain grillé.
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Façon Parmentier : Servie chaude, souvent gratinée au four, elle peut être mélangée à une purée de pommes de terre (la version Parmentier).
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En cuisine : La brandade est utilisée pour farcir des légumes (tomates, poivrons), garnir des feuilletés ou des chaussons apéritifs, ou accompagner des légumes frais.
Le triomphe de la simplicité
La Brandade de Nîmes est un témoignage éclatant du génie culinaire qui sait transformer un produit de nécessité, la morue salée, en un mets de luxe, grâce à l’incorporation d’un ingrédient de terroir, l’huile d’olive. Loin d’être un « mariage improbable », l’union de l’olive et de la morue est un triomphe gastronomique qui a su traverser les siècles et les frontières.
Ce plat, riche en histoire et en saveurs, continue d’incarner l’âme de Nîmes et de la cuisine méditerranéenne.