Le Gras-double est bien plus qu’un simple produit tripier ; il est un pilier de la cuisine de terroir française, un marqueur historique de la frugalité et de l’ingéniosité culinaire.
Souvent méconnu ou redouté des néophytes, il est vénéré dans les fameux « bouchons » lyonnais et les bistrots traditionnels de province.
Cet article détaillé plonge dans l’histoire de cet abat, de son étymologie souvent mal interprétée à sa place centrale dans la gastronomie régionale française, en passant par ses bienfaits et ses préparations emblématiques.
Qu’est-ce que le gras-double ? Une clarification essentielle
Avant de plonger dans son histoire, il est crucial de définir le Gras-double pour dissiper un mythe tenace :
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Définition : Le Gras-double est la membrane de la panse (le rumen), l’une des quatre poches de l’estomac des bovins adultes (bœuf ou vache).
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Étymologie : Contrairement à une idée reçue, le terme « gras » ne renvoie pas à sa teneur en lipides. Il vient du latin « crassus », qui signifie « gros » ou « épais ». Le Gras-double est donc la « partie épaisse de la panse » et non une viande doublement grasse. Il s’agit d’ailleurs d’une viande très maigre et économique.
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Préparation initiale : Il est toujours blanchi, échaudé et précuit à l’eau avant d’être vendu et cuisiné, ce qui est essentiel pour attendrir sa texture fibreuse.
Histoire du gras-double : De la nécessité à la noblesse
Le Gras-double, en tant que produit tripier, tire son origine de la nécessité et de la tradition de « tout utiliser » dans l’animal, une philosophie ancestrale de la cuisine populaire française.
Le gras-double au Moyen Âge
La consommation d’abats et de tripes est attestée dès le Moyen Âge. Dans une société où la viande était précieuse et chère, les morceaux « nobles » (filet, côte) étaient réservés aux nobles et aux riches, tandis que le peuple se nourrissait des produits tripiers (tripes, pieds, abats) laissés après l’abattage.
Le Gras-double, étant une pièce économique et très nourrissante (riche en protéines et minéraux), était un aliment de base qui permettait aux classes laborieuses de se sustenter. Les longues cuissons étaient nécessaires pour attendrir ces morceaux, faisant du Gras-double un plat de cuisine mijotée et de patience.
L’Âge d’or des bouchons lyonnais (XIXe siècle)
L’apogée du Gras-double est intimement liée à la ville de Lyon, capitale de la gastronomie et du commerce des produits tripiers.
À Lyon, le Gras-double devient la star des bouchons, ces petits restaurants ouvriers tenus souvent par des femmes (les célèbres « Mères Lyonnaises« ) qui servaient une cuisine simple, copieuse et savoureuse aux canuts (ouvriers de la soie) et aux employés de marché.
C’est dans ce contexte populaire qu’est née la recette emblématique du Tablier de Sapeur, qui consacre le Gras-double comme plat de résistance incontournable.
Un mets chéri par la critique
Malgré son origine populaire, le Gras-double a toujours eu ses lettres de noblesse dans la haute cuisine. Les critiques et les chroniqueurs gastronomiques, reconnaissant la difficulté de bien le préparer, ont souvent salué ce plat comme le marqueur d’un excellent cuisinier de terroir.
Les recettes régionales emblématiques
Le Gras-double a inspiré de nombreuses variations régionales, chacune reflétant l’histoire et les produits locaux :
1. Le Tablier de Sapeur (Lyon)
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Origine : La légende la plus célèbre attribue son nom au Maréchal de Castellane (gouverneur de Lyon sous Napoléon III) et à son amour pour le Tablier de Sapeur (un tablier en cuir porté par le corps du Génie).
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Préparation : Le Gras-double est mariné (souvent dans du vin blanc et de la moutarde), puis pané « à l’anglaise » (farine, œuf, chapelure) et frit ou poêlé jusqu’à ce qu’il soit croustillant.
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Accompagnement classique : Il est invariablement servi avec une Sauce Gribiche (une mayonnaise aux herbes, œufs durs, câpres et cornichons) pour apporter un contraste acide et piquant.
2. Le gras-double à l’Albigeoise (Albi et Tarn) Occitanie
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Spécificité : Ce plat est une longue daube qui témoigne de l’importance des cuissons lentes et des épices dans la cuisine occitane.
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Ingrédients clés : Il est mijoté pendant plusieurs heures avec du Jambon de Lacaune (une charcuterie tarnaise fumée), du vin blanc sec de Gaillac, des légumes, et l’ingrédient phare : le safran, traditionnellement cultivé dans cette région.
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Cuisson : Historiquement, il était cuit dans une cocotte lutée (hermétiquement scellée avec de la pâte) et souvent confiée au four du boulanger pour profiter de la chaleur résiduelle après la cuisson du pain.
3. Autres préparations notables
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Gras-double à la Marseillaise : Souvent préparé comme des tripes à la tomate, avec de l’ail, de l’oignon, du vin blanc, du céleri et des aromates de Provence.
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Gras-double à la Bordelaise : Une version riche, souvent cuisinée avec des échalotes, du vin rouge de Bordeaux et une touche de miel pour la caramélisation.
L’Héritage d’une pièce noble
Le Gras-double symbolise la résilience et la richesse du patrimoine culinaire français. Loin d’être un plat « populaire » au sens péjoratif, il est un mets de connaisseurs qui requiert technique, patience et un amour profond pour les saveurs du terroir. En redécouvrant son histoire et ses déclinaisons régionales, on honore une tradition gastronomique qui a su transformer une pièce modeste en un chef-d’œuvre de la cuisine des bouchons.
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