Peu de plats sont aussi emblématiques et controversés que les cuisses de grenouilles. Incontournables de certaines tables de fête, elles représentent pour le monde anglophone une caricature affectueuse de la cuisine française.
Pourtant, au-delà du cliché, leur consommation est ancrée dans une tradition culinaire subtile, régionale et historique.
1. Histoire et légalité : Un mets paysan et de Carême
Contrairement à l’image luxueuse qu’elles véhiculent, les cuisses de grenouilles sont à l’origine un mets de nécessité et de restriction religieuse.
Les premières traces
Dès le XIIe siècle, des traces de consommation de grenouilles apparaissent, souvent liées à des ordres monastiques. Durant les périodes de Carême (jeûne religieux), la consommation de « viande » était interdite.
Les grenouilles, vivant dans l’eau et les marais, étaient alors considérées comme un substitut du poisson, permettant aux moines de diversifier leur alimentation.
Le saisissement et le commerce
La véritable popularité des cuisses de grenouilles, notamment l’espèce Rana esculenta (la grenouille verte), s’est établie au XIXe siècle. Les pêcheurs, appelés les « saisisseurs » ou « pêcheurs de grenouilles », alimentaient les marchés, où la demande est devenue si forte qu’elle a menacé l’espèce. Aujourd’hui, la majorité des cuisses de grenouilles consommées en France sont importées (principalement d’Asie et d’Europe de l’Est) en raison des régulations strictes de protection des espèces françaises.
2. L’origine du surnom « Froggies »
Le surnom britannique de « Froggies » (ou Frogs pour les Français) est directement lié à cette tradition culinaire et remonte au moins au XVIIIe siècle.
- Période de pénurie : À l’époque des guerres napoléoniennes ou lors de périodes de famine, les grenouilles étaient une source de protéines facilement accessible dans les zones humides de France, là où d’autres viandes étaient rares ou coûteuses.
- Contraste culturel : Les Britanniques, dont l’alimentation était traditionnellement centrée sur le bœuf et l’agneau, voyaient la consommation de grenouilles comme une curiosité exotique, voire une marque de pauvreté ou d’excentricité française.
Ce surnom, autrefois péjoratif, est devenu un cliché culturel souvent utilisé avec une affection taquine pour désigner les Français et leurs habitudes alimentaires distinctives.
3. L’ancrage régional : Un plat de marais et d’étangs
La consommation de cuisses de grenouilles est très concentrée dans les régions riches en plans d’eau et marais.
| Région | Ville / Zone de Renom | Spécificité Culinaire | Note Gastronomique et Technique |
|---|---|---|---|
| Bresse (Ain) | Bourg-en-Bresse, Dombes | Région emblématique des “Frogs de Bresse”, élevées dans les étangs de la Dombes. | Préparation traditionnelle à la crème et au persil, parfois flambée au vin blanc. La cuisson se fait en deux temps : saisie vive pour fixer les sucs, puis nappage onctueux pour préserver la tendreté. |
| Sologne (Loir-et-Cher) | Région des étangs et forêts | Terre de chasse et de pêche, où la grenouille se prépare dans les auberges de campagne. | Préparation simple et rustique : grenouilles farinées, poêlées au beurre et à l’ail, souvent servies avec du persil haché et un filet de citron. |
| Poitou-Charentes | Marais Poitevin, Niort, Coulon | Ici, les grenouilles sont affectueusement appelées “Cuisses de demoiselles”. | Tradition locale consistant à mijoter dans un court-bouillon aromatique, puis à les saisir à la poêle pour un équilibre entre fondant et croustillant. |
4. Protocole technique : maîtriser la cuisson en persillade
La technique la plus répandue et la plus appréciée est la simple poêlée en persillade, qui demande un contrôle parfait du saisissement.
A. La préparation de la chair (Étape cruciale)
Les cuisses, généralement vendues surgelées, doivent être correctement préparées :
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Décongélation : Décongelez lentement au réfrigérateur, puis égouttez-les soigneusement.
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Séchage : Essuyez méticuleusement les cuisses avec du papier absorbant. L’humidité est l’ennemie du croustillant.
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Farine/amidon : Farinez très légèrement (avec de la farine de blé ou de maïs) les cuisses. Cette fine couche va favoriser un saisissement homogène et créer une légère croûte sans masquer la saveur.
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Assaisonnement : Salez et poivrez légèrement la farine.
B. La cuisson parfaite (Choc thermique)
La cuisson doit être rapide pour garantir une chair moelleuse à l’intérieur et une surface dorée :
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Chaleur vive : Faites chauffer une poêle large avec une quantité généreuse de beurre clarifié (ou d’huile végétale) à feu vif.
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Saisissement : Déposez les cuisses sans surcharger la poêle. Faites cuire 2 à 3 minutes de chaque côté jusqu’à ce qu’elles soient bien dorées.
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L’étape Clé (Persillade) : Juste avant la fin de la cuisson, ajoutez une noix de beurre frais, de l’ail haché (non écrasé pour éviter l’amertume) et du persil plat ciselé. Laissez le beurre mousser.
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Arrosage : Arrosez rapidement les cuisses avec le beurre moussant pour infuser l’ail et le persil.
C. La recette alternative Bressane (Crème)
Pour une version plus riche et régionale (Bresse) :
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Après le saisissement à la poêle, déglacez la poêle avec du vin blanc sec.
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Ajoutez de la crème fraîche épaisse et laissez réduire quelques instants.
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Remettez les cuisses de grenouilles dans cette sauce crémeuse pour les napper avant de servir, souvent accompagnées d’un gratin dauphinois.
Le secret de la grenouille réside dans la rapidité de la cuisson, qui libère la saveur délicate de la chair sans la rendre caoutchouteuse.
Servies brûlantes, elles incarnent un pan audacieux et joyeux de l’identité gastronomique française.